Joëlle Le Marec est membre fondatrice de l’association Bureau 122, et habitante de Bonny-sur-Loire. Elle est aussi professeure au Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris. Elle nous fait part de ses réflexions sur les coupes rases à Bonny-sur-Loire.

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Les parcelles qui ont été brutalement rasées dans la forêt alluviale de Bonny-sur-Loire à partir du 9 juillet et les jours suivants appartiennent à un propriétaire privé. Mais une partie des arbres et arbustes qui y poussaient, les loriots et les guêpiers, les troglodytes, les insectes, les champignons, les mammifères qui cherchent des refuges de plus en plus précaires dans des forêts sans cesse réduites et fragmentées, n’appartiennent à personne. Où sont aujourd’hui les nids, les oiseaux, les insectes, les arbres et arbustes ? Qui s’en préoccupe ? Une parcelle foisonnante de vie classé zone Natura 2000 devient du jour au lendemain du matériau sur pied, le reste ne comptant brusquement plus pour rien. Et cela ne compte plus non seulement du point de vue du propriétaire mais aussi, ce qui est plus grave, du point de vue des instances chargée de l’intérêt général, et de la protection de l’environnement, qui réagissent à nos alertes en nous signifiant qu’elles ne sont pas concernées. Il n’y aurait rien à dire ou à faire puisqu’il s’agit d’une parcelle que le Conservatoire d’espaces naturels Centre-Val de Loire ne gère pas. Le Conservatoire insiste même sur la légalité des coupes, et nous prie de ne pas les mêler à notre action. La question de la légalité devient centrale, comme dans le cas de nombreuses luttes : c’est pratiquement le seul domaine d’action qui permet d’espérer la prise en compte de l’intérêt des êtres vivants occupant un territoire donné.

Ce qui nous frappe dans cette situation, c’est le problème des discontinuités dans l’appréciation de ce qui est important.

D’abord bien sûr, la discontinuité étrange dans la forêt concernée : objectivement c’est un ensemble écologique, une merveilleuse ripisylve, ce qui justifie son classement. Mais une autre logique intervient, et prend le dessus, avec les parcelles privées qu’un propriétaire peut raser entièrement. La continuité des circulations et des manières d’habiter est ainsi détruite pour les animaux et les plantes, ce qui les menace évidemment très fortement : les êtres concernés devraient donc de terrer dans les quelques hectares de forêts entre des zones potentiellement invivables, rocades, routes, voies ferrées, champs de maïs, et parcelles privées. La continuité est également  rompue pour les visiteurs, les promeneurs, et les naturalistes, puisque le sentier des îles de Bonny, à partir de la passerelle Desnoyers, a disparu.

Ensuite, il semble que ce qui compte pour des personnes, des chercheurs, des habitants, des naturalistes, et qui est la connaissance et la reconnaissance du caractère inestimable du vivant, devient soudain un accessoire poétique sans importance face à la « réalité » des parcelles, des exploitations, des normes, qui régissent les manières de disposer des terres et des arbres.

Maurice Genevoix jeune, à Verdun

De fait, depuis la destruction d’une partie de la forêt, nous sommes fixés devant nos écrans, occupés à chercher des informations techniques et administratives et des interlocuteurs, aidés fort heureusement par des amis et spécialistes. Ceux-ci sont à la fois experts dans les questions de règlementation, et sensibles au vivant en tant qu’écologues, chercheurs, conservateurs, artistes. Ainsi Maurice Genevoix est pour nous une voix essentielle. Le fait que cette voix ne compte pas dans visions et les décisions collectives est une anomalie. Elle nous relègue aussi, comme les bêtes assignées à des parcelles données, à des domaines séparés. Face aux destructions, les arguments relatifs à la destruction du vivant seraient sans portée, et nous devrions concentrer nos attentions sur les normes, dispositifs légaux, règlementations, dispositifs d’objectivation, etc. Ces aspects importeraient plus que la continuité du vivant dont le caractère absolument vital est pourtant une évidence, puisque nous sommes face au désastre de l’effondrement de la biodiversité et de l’ensemble des limites planétaires.

La réaction spontanée d’indignation face à l’anomalie est pourtant collective. Plus de 630  personnes ont signé la pétition dans laquelle nous dénonçons le scandale de ces coupes rases en zone Natura 2000 : il est inacceptable aujourd’hui de détruire en pleine période de nidification, et sans souci des déséquilibres écologiques qui ne s’arrêtent évidemment pas aux bornes cadastrales.

C’est au nom de ce principe de continuité entre la sensibilité au vivant et la connaissance des normes que nous faisons confiance aux instances de protection de l’environnement. Par exemple, les panneaux d’entrée affichés par le Conservatoire sur le sentier ne désignaient pas un territoire fragmenté : ils étaient explicitement destinés à faire ressentir au visiteur l’existence d’un système de protection de l’environnement, qui semblait donc inspiré par un principe de continuité. Ils indiquaient clairement la nécessité de faire attention : les chiens doivent être tenus en laisse, aucun engin motorisé n’est autorisé, des espèces fragiles y vivent, elles sont décrites et mises en image, etc.

Il devrait donc être évident que l’action du Conservatoire et des organismes de protection aux différentes échelles régionales et nationales ne se limite pas à la gestion de parcelles, mais aussi à la défense de l’intérêt général et donc à la défense de l’importance d’une vision sensible du milieu. Cette action devrait consister en un travail auprès de tous les acteurs, lorsque des pratiques portent atteinte à l’écosystème, et aussi à la participation à des luttes pour faire avancer le droit.

Ce que nous constatons aujourd’hui, c’est le retard des logiques gestionnaires sur la hiérarchie des importances ressenties par nombre de collectifs et d’associations.

Comme la plupart des habitants et des collectifs concernés par l’entretien de nos milieux, nous faisons une différence entre d’une part les questions de propriété et de règlements, et d’autre part le fait de disposer à sa guise du vivant, des paysages, et des ressources nécessaires à toutes et tous pour affronter l’avenir. Nous savons tous et toutes que ce qui est légal n’est pas forcément acceptable ni légitime. Il a fallu des luttes pour rendre inacceptables, puis illégitimes, puis enfin illégales, des formes de violence et d’exploitation exercées sur des personnes faibles : les enfants, les femmes, autrui, et maintenant le vivant.

Ainsi, il n’est absolument plus acceptable de disposer en propriétaire foncier de l’ensemble des êtres vivants qui vivent et pratiquent une terre. Si la loi est en retard sur l’évidence de ces principes éthiques, mais aussi par r apport à des savoirs rationnels, alors il est nécessaire de lutter pour changer la loi et pour cela, nous devons réagir, agir, et transformer les normes.

HARPIGNIES Henri (1819-1916). la Loire aux Loups (vers 1885)

Il se trouve d’ailleurs que Bonny-sur-Loire, et plus précisément le hameau des Loups et les bords de Loire, ont été le lieu d’activité de peintres rattachés à l’école de Barbizon. Or, ce sont ces peintres qui ont arraché au XIXème siècle, grâce à des luttes, les premières lois de protection des forêts, à Fontainebleau. Les instances de protection et de gestion de l’environnement n’existeraient tout simplement pas sans ces luttes anciennes qui se sont déroulées pour empêcher ce qui apparaissait légal à l’époque : déjà des coupes rases, dont les forestiers disaient qu’elles étaient nécessaires, et qu’elles se déroulaient sur des propriétés où il était légal qu’elle se déroulent. Mais heureusement, la longue lutte des peintres de Barbizon a sauvé la forêt de Fontainebleau de sa destruction programmée par des gestionnaires, et a transformé la loi. Ce qui était légal, est alors devenu illégitime puis illégal. Ne pas lutter aujourd’hui, à Bonny-sur-Loire, serait une faute grave, une démission devant la réalité et l’urgence de la catastrophe environnementale en cours.

Ce qui se passe à Bonny-sur-Loire se passe également ailleurs, à deux pas, à Ousson-sur-Loire, mais aussi ailleurs, et plus loin, avec par exemple la destruction des berges, ou des haies un peu partout dans la région : l’indignation, la colère, sont fortes chez les habitants. Elles ne sont pas dues à des ignorances ou à des erreurs d’appréciation du parcellaire foncier. Elles sont légitimes et nécessaires.

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