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La rivière (film)

« La rivière ».

C’est le titre d’un documentaire tout récent (novembre 2023) de Dominique Marchais, qui avait déjà réalisé « La ligne de partage des eaux » en 2014, film passionnant sur les riverains et usagers de la Loire, depuis sa source jusqu’à l’estuaire. La ligne de Partage des Eaux mettait en scène de multiples scènes d’inspections, de débats, de réunions,réunissant sur le terrain ou dans des lieux institutionnels des écologues, des agents de la police de l’eau, des élus, des agriculteurs, des experts, des futurs habitants impliqués dans la construction collective de leurs maisons. Le film, optimiste, se terminait à Nantes, avec la perspective d’une entente possible autour de la zone de Notre Dame des Landes. Ce qui portait le film était une foi dans les rencontres directes entre des porteurs d’enjeux très différents liés aux usages et pratiques du fleuve et de ses affluents, et plus largement, une confiance dans un fonctionnement politique basé sur le débat et la concertation locale. Mais pour le spectateur ayant vécu depuis la sortie du film en 2014 une intensification de la répression des luttes, et une radicalité politique du côté des élus et des politiques fermés à toute contestation, indifférent à des expériences démocratiques aussi marquantes que la convention citoyenne pour le climat (échec complet) ou bien les Nuits Debout partout en France, le film semblait excessivement confiant dans les procédures participatives. Dominique Marchais a d’ailleurs lui-même exprimé l’abandon progressif de sa foi dans un fonctionnement réellement démocratique, fondé sur le débat et la confrontation, mais il a maintenu sa passion à la fois écologique et politique pour les rivières et les fleuves dont dépendant tant d’êtres vivants, et de populations humaines.

Il choisit cette fois de traiter l’état préoccupant des rivières qui descendent des glaciers des Pyrénées jusqu’à l’Atlantique, les gaves (la Gave d’Oloron, la de Pau). Sa caméra suit les remous sur les pierres de montagnes, les truites dans l’eau transparente, mais aussi et surtout ce que lui montrent des observateurs experts, pêcheurs, naturalistes, chercheurs spécialistes, qui lisent et interprètent l’état des rivières et font tous le même constat : elles sont en train de mourir. Ils montrent les pierres couvertes de dépôts qui ne protègent plus aucune vie, s’inquiètent du niveau anormalement bas de la rivière et de la disparition prochaine des saumons qui continuent à être péchés à leur arrivée dans les estuaires, au seuil d’une remontée de la rivière toujours plus compromise.

Dominique Marchais fait désormais passer la parole de ceux et celles qui se désespèrent de l’absence de toute volonté d’inverser une tendance lourde, celle de l’effondrement de la biodiversité, et de la baisse du niveau des rivière : « un jour il n’y aura plus d’eau ». La toile de fond qui fait consensus entre ces experts est la gravité de ce qui est en train d’advenir, et l’impuissance à convaincre de la nécessité absolue, vitale, de changer de modèle. Les variétés de maïs très consommatrices d’eau, ici comme ailleurs, se maintiennent, en dépit des alternatives existantes. Les carrières, les prélèvements multiples, affectent en profondeur tout le système aquifère de surface.

Face à la catastrophe en cours, l’action écologiste et politique se concentre sur des causes locales : ce qui frappe alors est la rapidité de la reprise lorsque les êtres vivants retrouvent des possibilités de circuler et de se reproduire. Un an après la destruction de barrages inutiles, les truites pullulent dans une rivière qu’elles avaient déserté. Ce sont ces effets, c’est la résilience du vivant, qui donnent envie à une jeune pêcheuse écologiste de mener ces combats locaux, en pleine connaissance du caractère limité de ces actions, face à la surdité sidérante des pouvoirs publics et au caractère massif des dégradations en cours. Car les nappes, quant à elle, se dégradent irréversiblement.

Survient dans les échanges filmés la confrontation désormais stéréotypée, guère convaincante, entre le choix de l’exploitation pour faire face au problème du chômage et le choix de la protection au nom de l’urgence écologique. Mais le débat tourne court : à quoi bon développer des installations hydro-électriques s’il n’y a plus d’eau dans un avenir proche ? Le contrepoint de ces constats alarmants semble être, pour le cinéaste, les images paisibles des gestes techniques soigneux de ceux et celles qui surveillent la rivière : le film multiplie les scènes d’inspections scientifiques du milieu. Les truites et anguilles sont capturées, mesurées, pesées, remise à l’eau.

Ces scènes finissent par heurter. A quoi bon ces inventaires et ces mesures si les savoirs scientifiques ne convainquent définitivement pas les décideurs et tous ceux qui ont le pouvoir ? A quoi bon infliger aux individus capturés ces longues et dangereuses minutes de manipulation hors de l’eau, au nom d’une utilité ultérieure des données qui auront été produites grâce à elle ? Un pêcheur signale d’ailleurs avoir renoncé à pêcher les saumons : même lorsqu’ils sont relâchés, le stress et l’épuisement diminuent leurs chances de survie. Les mesures du GIEC, celles de l’IPBES (plate-forme internationale pour la biodiversité), ont-elles fait changer les politiques ? Non, et l’indifférence des décideurs face aux données et aux savoirs est un phénomène rappelé par plusieurs personnes qui témoignent dans le film. Dès lors, pourquoi cette insistance sur les opérations de mesure et d’inventaire scientifique, comme si l’espoir résidait (encore) dans des constats chiffrés ?

Les naturalistes, qui sont un peu les héros du film, sont trop occupés à leurs prélèvements, leurs mesures, leurs constats, pour agir eux-mêmes. On ne peut pas tout faire : les pratiques de veille et de mesure pouvaient se justifier dans un cadre, classique, qui était celui du choix rationnel, fondé sur la preuve et sur l’argumentation. Mais aujourd’hui, qui peut encore se satisfaire de cette foi dans le travail des scientifiques, souvent si peu sensibles, et si peu réflexifs ? D’autres populations humaines n’ont pas besoin de ces multiples pratiques d’objectivation par la mesure pour connaître l’état d’un milieu et agir en conséquence. Le mythe d’une science neutre, la promesse naïve d’une sensibilisation par les savoirs scientifique (« on protège mieux ce qu’on connaît » dit une étudiante dans le film) ont pourtant fait l’objet de critiques lucides et fortes il y a plus de 50 ans, au moment où un certain nombre de chercheurs et chercheuses appelaient à une nécessaire auto-critique, et à un engagement dans des pratiques responsables face aux désastres.

C’est ce que le film rate : il n’y rien sur les luttes, il n’y a rien sur d’autres manières de prendre soin. On reste sur cette foi dans la puissance des constats scientifiques qui ne peuvent absolument plus convaincre celles et ceux qui vivent directement l’impuissance des plaidoyers et des argumentations par la preuve face à l’aveuglement des décideurs. Le cinéaste semble donc rabattre les gestes et les corps des experts sur une esthétique du soin, réconfortante, ce qui est un leurre puisque les naturalistes manipulent des individus non pour en prendre soin mais pour en tirer des données. Le film se conclut d’ailleurs, étrangement, sur une scène nocturne de capture des insectes et papillons de nuit, qu’un entomologiste de réjouit d’identifier. Tout à son affaire, il en oublie la gravité de la situation générale. La beauté de la scène est un leurre elle aussi : un naturaliste au travail, dans la nuit, poursuit obstinément ses comptages. Le cinéaste lui-même ne nous dit rien de ce que lui font toutes ces paroles, ces partages qui sont aussi sensibles. C’est une jeune étudiante qui porte, seule, un discours réflexif, inquiet, troublé : comment agir ? Elle ne parle pas de ses études, ni de l’usage potentiel de l’expertise à laquelle elle est en train de se former, en sciences environnementales. Sa réflexion va au-delà, car manifestement cette expertise scientifique ne suffira pas. Elle évoque donc ses propres décisions, ses propres renoncements, et les débats auxquels mènent les transformations de ses propres pratiques, mais elle le fait en partageant des doutes, un trouble palpable. C’est son trouble et ses doutes, à propos de pratiques dont elle discute avec autrui, qui constituent une ouverture du film, malgré tout bien trop discrète.

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