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Récits des montagnes et des forêts : lectures d’hiver

Parmi les cadeaux de Noël 2022, il y avait La dernière reine, magnifique bande dessinée de Jean-Marc Rochette, qui poursuit depuis plusieurs années une œuvre dédiée à la montagne et aux êtres qui y vivent ou la parcourent.

La dernière reine est dans la BD non seulement le nom donné à la dernière ourse abattue dans le Vercors (il situe la scène en 1898 même si des ours ont continué à y être chassés et tués), mais aussi une lignée survivante, clandestine, d’hommes, de femmes, et d’ours héritier.es de savoirs, de pactes, de liens, qui remontent à l’époque des magdaléniens, 30 000 ans avant notre ère, les peuples des grottes ornées.  

La mort de la Dernière Reine, exposée au Muséum d’Histoire Naturelle de Grenoble dans le récit de Rochette, ne clôt pas l’histoire difficile des relations entre les humains et les ours. Dans son édition toute récente du 30 décembre 2022, le journal « Le monde » évoque l’enquête en cours sur la mort suspecte d’un ours des Pyrénées, Cachou, retrouvé au fond d’un ravin  il y a 5 ans.

Rochette, dans sa bande dessinée, met en scène la mise à mort ou en captivité de cet animal, considéré longtemps  tout à la fois étrangement proche et dangereusement supérieur à l’être humain. Je me rappelle quand j’étais enfant, dans « les contes et légendes du Dauphiné », il y avait des êtres hybrides, ou des femmes qui, comme dans la BD, étaient soupçonnées de s’unir avec des ours et d’engendrer des descendants mi hommes mi bêtes.

Rochette réactive ces légendes, et les intègre dans une vision du lien à la nature  qui résonne de manière très contemporaine. D’ailleurs, on ne peut s’empêcher de rappeler le succès considérable de l’ouvrage « Croire aux fauves » dans lequel l’ethnologue Nastassja Martin (élève de Philippe Descola) raconte le choc de sa rencontre, de sa lutte, et de son hybridation brutale avec la chair d’un ours, dans le Kamtchatka, où elle étudiait les Evenes, qui, justement, sont attentifs aux frontières entre humains et ours. L’ethnologue  perd une partie de son visage dans la lutte, et ne récupèrera sa face qu’après des tribulations longues, opérations médicales, voyages intérieurs, retour chez les Evènes  et mille autres rencontres. Tout dans ce récit respire et réveille les mythes, avec en plus, cette circonstance un peu désagréable : comme dans les films Avatar, ou  la Forêt d’Emeraude de John Boorman, ou même Tarzan, et comme dans tant d’autres récits littéraires et cinématographiques, ce sont les « blancs », les « modernes », qui, lorsqu’ils retrouvent la forêt, la sauvagerie, les peuples animistes, deviennent immanquablement les héros, choisis, élus par les chefs ou par les êtres surnaturels ou par les grands animaux, pour  incarner le mythe et se voir transmettre les attributs d’une supériorité sur leurs hôtes.

Mais dans la BD de Rochette, ce ne sont pas un Homme ou une Femme héroïques et privilégiés qui rencontrent la Dernière Reine. Edouard, le personnage principal, héritier d’une famille ayant cultivé des liens avec les ours depuis 30000 ans, est un marginal,  un jeune homme jeté dans la guerre 14-18, une gueule cassée à son retour, devenu alcoolique, dévoré de tristesse après la mort de sa mère et la perte de son visage. Celui-ci est caché par un sac qui ne cache sa monstruosité que pour en signaler  constamment l’existence intolérable.

Ce jeune homme pris par la guerre et jeté dans le feu comme ses compagnons de tranchées fait irrésistiblement penser à un autre écrivain qui lui aussi a été une bête traquée, blessée, avant de consacrer une œuvre immense à la nature dont il s’est senti faire partie depuis toujours, et plus encore à partir de l’expérience de la vulnérabilité terrible des vivants, éprouvée ensemble dans la boue, sous les bombes. Maurice Genevoix est présent dans le jeune homme,  arraché à sa terre, cassé par la guerre, mais réparé par le vivant, par les bêtes vivantes, douces et affairées, par la tâche entretenue chaque jour de rendre compte de chaque manifestation de la vie des arbres, du fleuve, des animaux dont il fait les protagonistes de ses récits.

Genevoix est très peu cité aujourd’hui pour cette vision et cette manière de vivre, en dépit de la  passion actuelle pour l’écologie sensible, pour l’attention intense au point de vue d’animaux ou de plantes, pour l’idée d’une  pluralité des mondes. Celle-ci semble très contemporaine, venue plutôt de populations autochtones lointaines, liée à des auteurs et autrices qui viennent de la philosophie, de l’anthropologie, et qui nous rapportent leurs expériences dans des forêts amazoniennes,  avec des peuples de la forêt, ou des déserts glacés de Sibérie. Leurs ouvrages sont très présents sur les tables de librairies : Baptiste Morizot, par exemple, qui justement  a fait la préface d’une autre BD de Rochette, Le Loup. Il semble presque que cette écologie sensible, avec ses récits, ses célébrités, son langage qui diffuse, soit devenue une sorte d’avant-garde intellectuelle et culturelle.

Or, il est impératif qu’elle ne soit surtout pas une avant-garde, une énième avant-garde intellectuelle et esthétique, qui reconduirait les ambiances de progrès, de modernité, de supériorité,  et qui perpétuerait l’injustice de l’indifférence à l’égard de celles et ceux qui ont eu raison juste à côté de nous. Il faut se rendre attentif, aussi, à nos voisins et voisines proches, oubliés, minorés, attentifs à ce qui a toujours été à portée de regard, d’écoute, tout près, près de la Loire, dans les forêts et les jardins, dans le contact avec des arbres, des merles, des chats. Philippe Descola, célèbre à juste titre, cite quand même le personnage de Raboliot dans une autre BD co-écrite avec Alessandro Piggnochi, « Ethnographies des mondes à venir ».

Raboliot : lui aussi a vécu la guerre, comme Genevoix et comme Edouard le personnage de Rochette. Comme ce dernier, il est anarchiste pratiquement par fidélité à lui-même, il est braconnier comme le sera Edouard. Il est traqué par les gendarmes. C’est un héros mineur. Dans un passage fascinant de l’ouvrage, il tente de défendre son point de vue face au Comte, qui est propriétaire des terres et du gibier. Mais il n’y parvient pas. Il ne parvient pas même à intéresser son interlocuteur. Il existe à peine dans le regard d’autrui. Il souffre de l’indifférence, et d’une forme de déni d’existence : « il aurait mieux valu que tu ne reviennes pas de la guerre » lui dit en substance sa femme.

La voix de Genevoix a été presque oubliée elle aussi, tant il n’a pas été lu pour ce qu’il a dit, tant il a été assigné, relégué à ce qui ne compte pas assez. Il pourrait continuer à être identifié à un écrivain conservateur régionaliste honoré en tant que combattant porteur de la mémoire d’autres combattants. On peut imaginer que des ouvrages sur l’écologie sensible continuent de s’écrire sans que soit honorée la transmission ni le passage auxquels Genevoix a travaillé toute sa vie. On pourrait tout à fait imaginer le personnage du  Comte transposé aujourd’hui. Il existe : riche, possédant,  cultivé, intéressé et stimulé par les idées contemporaines sur la reconnexion avec le vivant,  finançant des ouvrages ou des expositions d’artistes et d’auteurs importants, tout en continuant à rester indifférent à l’existence de Raboliot le braconnier,  à celle de mille individus en lutte, anonymes et fragiles, traqués par les pouvoirs et les agents, car braconnant sur les terres d’autrui, ou assumant l’héritage d’une vie à laquelle ils veulent rester fidèles.

Braconnant par exemple sur la ZAD de Notre Dame des Landes, que Philippe Descola est allé visiter, quittant ses bureaux du Collège de France pour s’y rendre, comme il s’était rendu bien avant chez les lointains peuples Achuars qui lui ont appris comment des « non modernes » entretiennent des liens avec des vivants, bêtes, plantes, considérés comme des personnes, des autres, des égaux. Descola est allé se porter témoin de formes de vie liées au monde sensible, héritées, ou partagées, mais qui ne se retrouvent hors la loi que parce qu’elles obéissent à un désir de vivre pleinement avec d’autres vivants.

C’est pourquoi, à nouveau, il reste tant à faire, sur tous les plans. Tant de rencontres avec celles et ceux qui ont le soin du partage et de la transmission. Rencontrer Jacques Tassin par exemple, écologue, que Bureau 122 va inviter aux Loups et qui s’est constitué témoin et héritier en dette de la voix de Genevoix, ce qui est si rare est si magnifique : occupé à le rencontrer sans cesse et à nous ouvrir des sentiers vers ce qui a été ressenti, appris, confié.

Ce qui frappe avec la BD « La dernière Reine », c’est aussi le lien avec « La dernière harde » de Genevoix. Les cerfs de la forêt des Orfosses sont  chassés jusqu’au dernier. Dans les deux cas, la fin de la Dernière Reine, comme la fin de la Dernière Harde,  obligent à renoncer à l’idée qu’on pourrait  récupérer toutes les pertes.  Il semble qu’il n’y aura pas de descendance possible, ni à l’ourse, ni aux biches privées de leurs mâles, frémissantes près de l’étang où elles les attendent chaque année.

Il reste pourtant dans les deux récits, quelque chose qui échappe, dont on ne sait quelle forme cela prendra. Edouard devenu braconnier prend la peine d’aider l’ourse en connaissance de l’extrême précarité de leur situation à tous les deux. Que deviendra-elle lorsqu’elle se réveillera au printemps ? Que deviendra la harde des biches privées des cerfs ? Quelles migrations entreprendront-elles ? Quels liens pourront à nouveau être créés et tissés avec d’autres vivants ?  Par où passera la transmission de ce qui a réussi à survivre sans institutions, jusqu’à l’époque des grandes disparitions ? Nous avons la responsabilité, non seulement de prendre soin des jardins, des rivières, des forêts, mais aussi de comprendre pourquoi des voix ont tant tardé à être entendues. Celles-ci composent aujourd’hui un tissu culturel que nous pouvons à notre tour entretenir, à partir de ce que nous avons lu, entendu, compris, là où nous avons grandi et vécu.

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